INSTRUCTION ÉLÉMENTAIRE

SUR LES MOYENS DE CALCULER

LES INTERVALLES MUSICAUX,


(1) J'ai eu de fréquentes occasions de reconnaître combien les étudiants en musique, et en général, les personnes qui veulent connaître la partie théorique de cet art, sont embarassés, rebutés par le mode de représentation des intervalles musicaux, généralement employés dans les traités d'harmonie. Les nombres ou rapports de nombres qui s'y trouvent accolés ou substitués aux noms des diverses notes des échelles musicales, leur paraissent tout-à-fait incohérents avec les notions usuelles d'intervalles accquises par les exercices de musique vocale et instrumentale. Les opérations de calcul, les compositions de rapports nécessaires pour comparer les intervalles, analyser, discuter les échelles musicales, sont tout-à-fait hors de leur goûts et souvent hors de leur portée.

J'ajouterai que ces opération, parfois longues et fastidieuses, surtout pour ceux qui n'ont pas une certaine habitude du calcul, peuvent doner lieu à des erreurs inaperçues, tant par les auteurs que par les lecteurs des traités de musique. Je citerai, pour exemple, le tableau d'échelle enharmonique de la planche L du Dictionnaire de Musique de J.-J. Rousseau, sur lequel se trouve, répétée trois fois, une valeur, ou représentation d'intervalle partiel, incompatible avec l'ensemble des autres intervalles...

(2) A ces inconvénients, signalés par le simple raisonnement, s'en réunit un autre bien grave, celui d'avoir un système de représentation des intervalles absolument en dehors des habitudes musicales acquises par l'organe de l'ouïe ; ces habitudes donnent le sentiment de divers intervalles reçus et définis en musique, intervalles susceptibles de nuances désignées par les épithètes majeur, moyen, mineur, superflu, diminué ; elles sont, à la vérité, insuffisantes pour des appréciations exactes, rigoureuses, mais elles constituent un mode naturel d'évaluation vraie des intervalles, évaluation effectuée par des comparaisons de quantités de même espèce ; malheureusement on ne tire aucun parti de ces antécédents, et au lieu de maintenir les mesures de sentiment perfectionnées par les moyens de précision, de rigeur, qui leur manquent, on les remplace par des symboles de mesure, qui non-seulement ne laissent apercevoir aucune analogie, mais semblent même en dissidence avec les quantités mesurées.

Pour donner un exemple propre à mettre en évidence ce que je viens de dire, je supposerai qu'un musicien, simplement exercé à la pratique de son art, entende les sons ut, ut#, ré, tels que les rend un instrument à clavier, accordé suivant le tempérament égal ; il reconnaîtra aussitôt, par le seul sentiment de son oreille, que l'intervalle ut, ut#, est celui d'un demi-ton, moitié de l'intervalle ut, ré ; l'habitude de distinguer et d'apprécier les nuances chromatiques, acquise par la fréquence de l'audition et par l'exercice de la vocalisation, lui font reconnaître qu'en partant d'ut pour arriver à ut#, on ne fait pas plus de chemin qu'en partant d'ut# pour arriver à ré ; et cette même distance, il saura ou l'apprécier ou l'entonner lui-même, en prenant un ton quelconque pour point de départ.

Maintenant qu'un théoricien vienne lui dire que les sons ut, ut#, ré, sont représentés par les nombres 1, 12√2, 6√2 (il s'agit ici du tempérament égal) ; ce musicien, ne sachant à quel genre de phénomène se rapportent ces nombres , ignorant qu'il n'est pas question de rapports d'intonation par différences, mais de rapports de nombres de vibrations par quotients, non-seulement ne comprendra pas le théoricien, mais sera tenté de regarder comme absurde sa représentation des sons, s'il vient à connaître les valeurs numériques des radicaux .., et à savoir que la succession des sons ut, ut#, ré, qui, d'après ses habitudes, lui donne, en demi-tons, les différences d'intervalles

0 demi-ton, 1 demi-ton, 2 demi-tons,

est représenté par la série des rapports

[1000/1000], [1059/1000], [1122/1000],

qui sont les valeurs de 1, 12√2, 6√2.

(3) Voilà l'indication d'une source de difficultés que présentent la lecture et l'étude des ouvrages publiés sur la musique et les règles de la composition musicale. Les auteurs de ces ouvrages ont, généralement, l'usage, lorsqu'ils n'emploient pas la notation spécialement adaptée à l'écriture de la musique (et souvent même en l'employant), de désigner les sons, ou leurs intervalles, par des rapports de nombres de vibrations des cordes sonores rapportées à des temps égaux, nombres que j'appellerai, par abréviation, nombres sychrones ; ainsi l'échelle diatonique ut, re, mi, fa, sol, la, si, ut, étant formée d'après un certain mode de génération, dont l'examen est étranger à l'objet de cet écrit, on représente, de la manière suivant, les sons de cette échelle et leurs relations :

ut ;ré;mi;fa;sol;la;si;ut}...(A)
1;9/8;5/4;4/3;3/2;5/3;15/8;2.

Ce qui signifie que le temps employé par la corde ut à faire 8 vibrations est égal au temps employé par la corde à en faire 9 ; que des synchronismes analogues de nombres de vibrations donnent 4 pour 5 entre les cordes ut et mi, 3 pour 4 entre ut et fa, 2 pour 3 entre ut et sol, etc. En général, les dénominateurs et les numérateurs indiquent, respectivement, les nombres de vibrations rapportés au son ut de départ, que j'appellerai son fixe, et les nombres correspondants de vibrations rapportés aux différents sons que l'on compare avec ce son fixe.

Si les musiciens praticiens trouvent cette manière de représenter les sons tout-à-fait étrangère au mode de représentation qui leur paraît le plus naturel, ils seront encore plus déroutés dans le cas d'un système de partition plus simple que le précedent ; je veux parler de la formation de l'échelle diatonique par le tempérament égal, qui rend les intervalles de tons ut, ré ; re, mi ; fa, sol ; sol, la ; la, si ; égaux entre eux, et doubles des intervalles de demi-tons mi, fa ; si, ut. Ce système de tempérament est devenu celui d'après lequel on accord, généralement, les intstruments à touches et ceux qui se pincent, depuis que le luxe, et trop souvent l'abus des modulations, se sont introduits dans les compositions musicales (*).

(*) J'ai imaginé et construit un appareil pour soumettre à l'expérience les phénomènes de la vibration des cordes, sout en faisant varier le poids tendant supporté par une corde de longueur constante, soit en faisant varier la longueur sur une même tension. Mon savant et célèbre confrère à l'Académie des Sciences, M. Biot, m'a emprunté plusieurs fois cet appareil, aux époques de ses leçons de physique au collége de France. Ayant ainsi un moyen de mesurer, par le fait, les intervalles musicaux, avec la plus grande exactitude, j'ai voulu savoir quel était le système d'accord des forte-piano généralement pratiqué par les plus habiles accordeurs. Un des instruments que j'ai éprouvés était celui de la célèbre pianiste madame de Charnage (précédemment madame de Montgeroult) ; l'ensemble de mes épreuves m'a convaincu que le tempérament égal était aujourd'hui unanimement adopté pour l'accord des instruments à touches ; les très-légères anomalies de quelques comparaisons doivent être attribuées ou à des erreurs d'opérations, ou à des variations de tension.

Voici le tableau des notes de cette échelle diatonique à tempérament égal ; j'ai placé, au-dessous des radicaux, leurs valeurs calculées à la précision des 1000es d'unité ; la 2e de ces valeurs a été donnée ci-dessus à la fin de l'art. (2)...(*)

ut ; ;mi ;fa ;sol ;la ;si ;ut.}..(B)
1 ;6√2 ;3√2 ;12√32 ;12√128 ;4√8 ;12√2048 ;2.
1,000;1.122;1,260;1,335;1,498;1,682;1,888;2.
(*) Les nombres affectés de radicaux et correspondants aux notes sont respectivement équivalents aux nombres fractionnaires 2[2/12], 2[4/12], 2[5/12], 2[7/12], 2[9/12] et 2[11/12]...

Pendant la durée de 1000 vibrations de la corde qui fait entendree le son ut, ou son fixe, la corde fait 1122 vibrations ; la corde mi, 1260 ; la corde fa, 1335, etc.

(4) Ces rapports énoncent, certainement , des phénomènes sonores très-réels, des vérités physiques ; leur considération est non seulement utile, mais indispensable dans les théories d'acoustique musicale ; ils doivent servir de base à un mode quelconque d'énociation des intervalles, et il ne s'agit que d'effectuer convenablement leur transformation. Or cette tranformation est importante, puisque les expressions [9/8], [15/16], etc., 6√2, 3√2 etc., ou d'autres qu'on pourrait prendre pour exemples, ne fournissent pas, ainsi que je l'ai expliqué si-dessus, les représentations intuitives des intervalles musicaux, dans l'acceptation qu'il faut donner au mont intervalle, lorsqu'il s'agit de raisonnements applicables aux études relatives à la composition et à l'exécution musicales, aux systèmes d'accord des instruments, etc. ; des effets, qui sont du domaine de l'ouïe, s'y trouvent rapportés à des phénomènes de mouvement qui déduits du calcul, échappent même à l'oeil, et ne lui sont rendus sensibles et appréciables qu'à l'aide d'appareils scientifiques, tels que la très-ingénieuse Sirène de M. le baron Cagniard de la Tour.

(5) On rendra donc un sevice à l'art musical en soumettrant les intervalles, considérés sous le point de vue qui convient à cet art, à un mode de mesure analogue à celui qu'on emploie pour évaluer les distances qui séparent des points situés dans l'espace. Il faut, dans l'un et l'autre cas, avoir une quantité conventionnelle de même nature que celles dont elle doit constituer l'unité ou terme de comparaison ; et la mesure, tant des intervalles musicaux que des distances géométriques, consistera dans la détermination du nombre de fois (nombre qui peut être entier ou fractionnaire) que chaque intervalle ou chaque distance contient l'unité qui la concerne . Ces mesures effectuées donneront, à vue, les différences, les rapports, etc., tels qu'il est nécessaire de les condisérer dans les raisonnements sur l'art musical...


(53) L'ut de la clef, ou le son de 512 vibrations par seconde étant pris pour son fixe, il ne s'agit plus que d'avoir un moyen immédiat d'obtenir ce son sans être obligé de recourir à un type préexistant, et par le simple calcul de la tension que doit avoir une corde métallique donnée. La première équations (2) de l'art. 47 donne la valeur de cette tension, savoir :

Le poids p et la longueur absolue α de la corde entre les points fixes étant donnes par des pesées et des mesures exactes, posez n = 512, et tous les éléments du calcule de P seront connus.

Ayant pris une corde de fer du no 1, celle qu'on emploie ordinairement vers le milieu du clavier, je lui ai donné, entre les points fixes, une longueur de 0mètre,5825, une longueur de cette corde de 3mètres,400 pesait 5grammes,385; ainsi le poids de 0mètre,5825 était de 0grammes,92259. Calculant la valeur , on trouve P=14363 grammes ; c'est le poids représentant la tension de la corde lorsque le son qu'elle produit résulte de 512 vibrations par seconde; un diapason d'acier taillé à l'unisson de cette corde ainsi tendue, a donné l'ut de l'orchestre italien à une différence près si petite qu'elle était à peine perceptible.

J'ai pris une autre corde blanche de numéro immédiatement plus gros que celui de la précédente, une longueur de 3m,400 de cette corde pesait 7grammes,215, ce qui donne 1gr.,2361 pour le poids d'une longueur de cette corde de 0m,5825 ; le poids tendant qui ferait rendre à ces 0m,5825 de corde l'ut de 512 vibrations par seconde, aurait pour valeur = 19243 grammes; mais la corde n'a pas été capable de supporter ce poids : en le réduisant au quart, c'est-à-dire à 4810grammes,75, le son produit a été exactement l'octave grave de celui que j'avais obtenu par l'expérience précédente, c'est-à-dire l'ut) de 256 vibrations par seconde.


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